Alphonse Boudard, un cas à part

Voilà en effet un homme qui justifie qu’on lui consacre un peu plus qu’une page sur un site internet. Peu de personnages ont eu un parcours aussi complet que lui, ont accumulé une telle expérience, passant de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la célébrité, du dénuement au confort avec autant de détachement et de lucidité.
Alphonse Boudard est né à Paris en 1925 de père inconnu. Mineure et sans ressource, sa mère le confie dés sa naissance à une famille de paysans de Bellegarde, en pleine forêt d’Orléans. Il grandit là comme « un petit clébard », entre Blanche et Auguste,un ancien de la grande guerre, taciturne, laconique, bourru et affectueux, qui ponctue ses journées besogneuses et silencieuses de courtes tirades telles que « Tchon, fi de garce, vl’à t’y pas l’Alphonse qui s’ramène ». Son premier langage fut donc celui des Carnutes, alors que lui-même semblait promis au difficile statut d’ouvrier agricole, à la vie de petit paysan ou de cul-terreux si vous préfèrez.

C’est à l’âge de 7 ans que sa mère vient le chercher à Bellegarde pour l’installer chez sa grand-mère, du côté de Motte-Picquet Grenelle, puis dans le 13ème arrondissement, entre les Gobelins et la Porte de Choisy. Il y perd son accent campagnard au contact de ses nouveaux « potes » et se mêle aux locaux : les populos du quartier qui vont au boulot tous les matins aux usines Panhard et Levassor, quelques apaches de la Butte aux Cailles, de vieux soudards, d’anciens Bataillons d’Afrique (les Bat d’Af) de Tatahouine, des accrocs au jinjin qui perdent leurs derniers sous et leurs derniers jours au bistrot.

La guerre 39-45 marquera un tournant dans la vie du paysan parisien Boudard. Ouvrier typographe dans une imprimerie, il vivote et hésite comme tout le monde entre l’appel au calme du Maréchal et le grand large du Général. Ces deux là sont bien loin du 13ème mais y sont représentés, d’un côté par les militants des partis de droite qui trouvent là un exutoire à leur ennui ou à leur hargne, de l’autre par les communistes galvanisés par le fiasco de l’opération Barbarossa. A quoi tient l’engagement, le fait qu’on bascule d’un côté ou de l’autre? Difficile à dire 60 ans après, certainement plus aux affinités avec les hommes qu’aux idées pour lesquelles ils militent puisque dans l’instant, il était bien difficile de choisir entre l’Europe allemande et le péril communiste.

Le hasard et les amitiés ayant bien fait les choses, Alphonse Boudard se retrouve du bon côté de la barrière et, après avoir été sur les barricades de la place Saint Michel lors de l’insurrection de Paris, il s’engage dans l’armée de De Lattre et part bouter l’allemand hors de France. Un fait d’arme qui lui vaudra une blessure judicieusement placée et une décoration.

La fin de la guerre a sonné le glas des illusions de bien des jeunes gens qui s’étaient laissés porter par la fièvre de la Libération, la fin de la récréation en quelque sorte, ce qui pour les uns est synonyme de retour au boulot et qui se traduit pour les autres par le chômage forcé et non indemnisé. La Fontaine qui ne l’a pas inventé le disait déjà : « l’oisiveté est mère de tous les vices » et les mauvaises habitudes prises durant la guerre et les campagnes militaires ne se perdent pas facilement. Alphonse Boudard vit d’expédients, il fréquente toutes sortes d’engeances, traîne ses lattes dans un Paris désoeuvré, commence par quelques combines illicites, touche au cambriolage et utilise finalement son ascendant sur les autres pour monter d’efficaces équipes et de lucratives « affaires ».

C’est le début de sa période sombre, une quinzaine d’année qu’il passe entre ombre et lumière, entre un milieu parisien interlope et diverses prisons ou hôpitaux français. Il y croise la fine fleur des bas fonds, tout ce que la société punit, rejette ou ne veut pas voir, y noue quelques amitiés et s’y construit une véritable carapace, bien décidé à cultiver sa différence. Diagnostiqué « intelligent » par l’administration pénitentiaire, il a accès aux bibliothèques et s’enferme dans la lecture, se fait une éducation littéraire, ses gammes en quelques sortes : de la Bible à Céline, en passant par les classiques grecs, les romans de Balzac, Stendhal, Tolstoï, Proust, Mann, les biographies historiques et les récits de voyages.

Ces lectures ne font pas son éducation, loin de là, mais elles la complètent. Il le dit lui-même, les voyages comme les livres ne forment que ceux qui le sont déjà, tout comme la grammaire n’apprend pas le langage, elle le structure, l’organise, l’explique. Alphonse Boudard qui a sérieusement roulé sa bosse sait que rien ne remplace l’expérience mais il commence à ressentir l’appel de la page blanche et débute la rédaction de sa courte biographie.
A sa sortie de prison en 1958, son style argotique et littéraire témoignant d’une double culture, ses premiers manuscrits séduisent un éditeur plus téméraire que la moyenne de sa profession et conquièrent un large public, amateur d’un langage « où les gauloiseries, les truculences et l'argot des voyous rencontrent la petite musique des nostalgies ». C’est le début d’un succès qui rien ne démentira, un « miracle Boudard » que Michel Tournier, un de ses premiers lecteur qualifiera sobrement : « la rédemption par l’écriture ».

Un style immédiatement reconnaissable, une expérience personnelle unique, un réel talent de romancier, Alphonse Boudard devient une valeur sûre et le cinéma lui tend la main. De la même trempe qu’Albert Simonin, Georges Simenon ou Frédric Dard, il collabore en tant que dialoguiste ou scénariste à de nombreux films policiers entre la fin des années 60 et les années 80, notamment aux côtés de Michel Audiard, Jacques Deray, Alain Delon. Les films alternent avec les écrits, certains meilleurs que les autres. On signalera entre autres Le Café du Pauvre, Le banquet des Léopard ainsi qu’une irremplaçable méthode d’apprentissage de l’argot : La Méthode à Mimile, bâtie sur la modèle de la célèbre méthode Assimil.

Les Combattants du petit bonheur (Prix Renaudot, 1977)

Les Matadors / Bleubite

Le corbillard de Jules

La métamorphose des cloportes

La Cerise (Prix Sainte Beuve, 1961)

L’hôpital : une hostobiographie

Alphonse Boudard nous ayant quitté en l’an 2000, que reste t’il de lui? Comment qualifier ce parcours hors du commun, cette expérience unique sans tomber dans la facilité de la prison, le Milieu et l'argot ? A l'issu de sa vie, retiré à Nice en compagnie de ses amis écrivains, dont Louis Nucéra, il s’y est risqué dans un de ses derniers livres « Mourir d’enfance » (prix du roman de l’Académie Française, 1995),. Ce païen convaincu, cet agnostique qui doute et qui a traversé l’existence sans croire à grand-chose confie pourtant qu’il a trouvé la clé en lisant l’Ecclésiaste: il y un temps pour tout, un temps pour planter ,un temps pour arracher, un temps pour naître, un temps pour vivre et un temps pour mourir. Tous ces moments, toutes ces expériences incompréhensibles dans l’instant finissent par s’accorder les uns avec les autres, par avoir une continuité, par former un tout, et cela devient le livre. Le livre qui témoigne d’une existence, modeste puisque celle d’un seul homme, mais qui s’intègre au Livre.

Il faut lire le(s) livre(s) d’Alphonse Boudard, témoignage d'une vie unique à défaut d'être exemplaire, à l'issu de laquelle il aura sans doute eu cette pensée de Rabelais, dont il descendait: "La farce est finie, je m'en vais vers un grand peut être...."