Jacques AUDIARD, bien plus que le fils de son père

Jacques Audiard est né à Paris en 1952. Il est d’abord le co-scénariste: «Mortelle Randonnée», de Claude Miller (1982), «Vive la sociale», de Gérard Mordillat (1983), et de «Poussière d’ange», d’Edouard Niermans (1986), avant de réaliser «Regarde les hommes tomber» (1994), «Un héros très discret» (1996) et «Sur mes lèvres» (2001), De battre mon cœur s’est arrêté (2005). Il a également apporté sa son talent de scénariste-dialoguiste au film "Grosse Fatigue" de Michel Blanc

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Il se déplace à scooter, porte un bonnet qui lui moule le crâne et commence par vous demander si vous fumez : “ Parce que je n’ai plus de cigarette... ” Ce qui a l’air de l’embêter fort. On lui reproche de n’avoir tourné que quatre films en onze ans, en d’autres termes de laisser sur leur faim ceux qui le tiennent pour l’un des plus emballant des cinéastes français actuels. Il se récrie. “ Non, calculez : le temps de l’écriture, celui de la préparation... Bon, peut-être que j’aurais pu en faire un cinquième, il en manque peut-être un... ” Puis il capitule : “ D’accord, je suis de mauvaise foi avec tout ce qui touche le temps parce que je trouve qu’il passe trop vite. Lorsqu’on part sur un film, entre le début du projet et son achèvement, c’est comme si on massicotait votre vie de deux ou trois ans. C’est une perspective qui peut me paralyser à l’instant de m’engager sur un film. Et il y a aussi la question qui se pose dès le début : est-ce qu’on va rester assez enthousiaste pour aller jusqu’au bout ? En même temps, le cinéma fait bouillir la vie. Vous m’excusez une minute ?... ” Le temps d’un aller-retour au bar-tabac pour se réapprovisionner, et il reprend. On le sent nerveux, il en convient. “ La sortie d’un film est un moment bizarre où l’on est partagé entre appréhension et curiosité. ”
Jacques Audiard sort – le 16 mars précisément – “ De battre mon cœur s’est arrêté ”, avec un extraordinaire Romain Duris, qui aura été présenté dans la sélection officielle au dernier Festival de Berlin... À l’instar de son père, Tom œuvre dans l’immobilier véreux. Il a vingt-huit ans et, à la faveur d’une rencontre fortuite, l’envie lui vient de reprendre le piano, auquel sa mère, concertiste de talent, l’avait initié. Il trouve un répétiteur en la personne d’une jeune pianiste chinoise afin de passer une audition. Mais ses activités louches et les magouilles de son père ne risquent-elles pas de plomber son avenir ?... Dans les films d’Audiard, il est ainsi toujours question d’abjection et de rédemption avec des héros et parfois des héroïnes “ en apprentissage ” de l’existence pour le bien comme pour le mal. “ C’est un producteur, Pascal Caucheteux, qui m’a demandé si la réalisation d’un remake pourrait m’intéresser... J’aime bien que les producteurs aient des projets pour moi... Vous m’excusez une seconde ? ” Cette fois, c’est son portable qui sonne. Il écoute, répond brièvement, soupire : “ Les enfants, les baby-sitters... ” 
Il y a des moments où il ressemble incroyablement à son père, le génial Michel, disparu il y a bientôt vingt ans.Son film est donc le remake de “ Fingers ”, de James Toback. Il en a coécrit le scénario avec son complice de “ Sur mes lèvres ”, Tonino Benacquista. “ Mon personnage a tous les défauts, jusqu’au moment où la musique entre dans sa vie : il passe du côté des femmes, puisque cette passion de la musique lui vient de sa mère, et il devient intelligent. Je déteste l’univers masculin à cause de sa crudité et de sa brutalité ! ”
Il a commencé par des études de lettres tout en se gavant de films. Le hasard lui pousse la porte d’une salle de montage. C’est une révélation. Il sera donc assistant monteur et travaillera sur des scénarios. Il crée aussi, avec Alain Le Henry et Didier Haudepin, la société de production Bloody Mary. Il a quarante-deux ans quand il signe son premier film, “ Regarde les hommes tomber ”, avec Jean Yanne, Jean-Louis Trintignant et Matthieu Kassovitz, ce qui n’est guère précoce. Il y aura ensuite “ Un héros très discret ”, avec Matthieu Kassovitz, et “ Sur mes lèvres ”, avec Emmanuelle Devos et Vincent Cassel. On l’interroge sur ses projets. Il répond, évasif : “ Pour l’instant, je n’ai rien que de l’hésitation. J’ai envie d’aller ailleurs, là où je n’ai pas encore forcément cherché. ” Il confie aussi : “ Je n’ai pas beaucoup d’imagination. ” Mais là, ça ressemble tout de même à une sacrément mauvaise excuse.

Comme tout son cinéma («Regarde les hommes tomber», «Un héros très discret», «Sur mes lèvres»), le dernier Jacques Audiard, «De battre, mon cœur s’est arrêté» – splendide – tourne autour de l’idée de filiation, qui le dévore. Mélangeant les milieux («pour, dit-il, donner une indépendance totale au personnage»), le film entremêle le monde de l’immobilier voyou et celui de la grande musique, Romain Duris, surprenant, excellent, passant d’un univers à l’autre avec une indifférence fiévreuse. Pas de milieu, mais des racines: une des raisons pour lesquelles (en hommage à la chanson de Dutronc) le cœur du héros s’arrête de battre, c’est que son père (Niels Arestrup) sombre, et que le jeune homme va devenir grand en le prenant en main. «J’ai voulu, explique l’auteur-réalisateur, parler de ce moment-clé de toutes les vies humaines où l’enfant, mûrissant, devient brusquement le père de son père. On pense à Dumas fils: "Mon père, cet enfant que j’ai eu quand j’étais petit."»
Même au fond des lointains internats, un enfant songe à sa famille. Celle de Jacques Audiard, on le sait, était presque entièrement composée de gens de cinéma. Un père dialoguiste, des collatéraux techniciens et même, chose moins inconnue, un oncle comédien: Maurice Biraud, roi du calembour, genre que le public a toujours adoré. «Chez moi, le temps de la révolte contre la famille n’est jamais venu, dit Audiard fils. Lorsque je rentrais à Dourdan pour les vacances, je ne rencontrais qu’esprit, humour et culture. Tout au plus mon père me gonflait un peu, avec cette carapace ricanante qu’il s’était forgée pour parler de son travail, par pudeur sans doute, pour qu’on ne dise pas qu’il se prenait pour un artiste. C’était une génération pour laquelle le cinéma n’avait pas d’importance, beaucoup moins, en tout cas, que la littérature. Nous lisions tous énormément. Alors, bien sûr, nous recevions des amis qu’on me disait célèbres, qui faisaient beaucoup de bruit, qui riaient beaucoup, mais tous ces gens-là travaillaient comme des mulets. Moi, de mon côté, je m’étais mis en tête d’être professeur de littérature d’abord, puis de philo, à l’âge du bac, celui où on découvre Blanchot…»
Dans les années 1970, Jacques Audiard poursuit ses études à L’Entrepôt, cinéma de répertoire qu’animait le turbulent neveu du futur président. Il y dévore Wenders, les premiers Herzog («très important»), Fassbinder, Schroeter, Syberberg, toute cette génération des jeunes Allemands qui créent, sur la pellicule, un monde fascinant, imprégné des poisons du siècle. Le fils du persifleur découvre alors que non seulement le cinéma peut être un art, mais qu’il est capable d’exprimer des choses que les livres ne diront jamais. « Le théâtre aussi, à cette époque. J’ai vu, enthousiasmé, les débuts à Paris d’André Engel, Klaus Michael Grüber, Pina Bausch, Bob Wilson. C’était un monde incroyablement créatif. Mes yeux n’arrêtaient pas de s’ouvrir .» 

Rien, dans tout cela pourtant, qui ressemble à un métier. Mais, aux vacances, il fait sans presque y penser des petites panouilles pour son père, qui, souvent débordé par la tâche, a besoin d’un assistant inventif. Parallèlement, sans – insiste-t-il – la moindre volonté calculée, il devient stagiaire monteur, parce qu’il faut assurer son indépendance. «Je suis devenu cinéaste sans avoir jamais eu la moindre vocation, ni la moindre répulsion d’ailleurs, sans y penser, sans m’en rendre compte. Et sans me presser d’ailleurs.

J’ai fait mon premier film à 40 ans. J’ai toujours été un tardif.» A force de s’amuser avec une caméra super-8, il frise les 30 ans quand il devient scénariste à part entière pour «Mortelle Randonnée», qu’il écrit avec son père, d’après un roman de Marc Behm, et que réalisera Claude Miller. Le film est complètement différent de ce que la maison Audiard a écrit jusqu’ici. Le fils-père pointe l’oreille. C’est lui qui imprime sa marque, et non l’inverse.

Suivent quelques années de chagrins et de deuils, dont Jacques Audiard émerge metteur en scène. Il a compris qu’un scénario n’est qu’un outil, un document de travail, qu’il est indispensable, pour qu’un film soit réussi, de trahir l’auteur jusqu’à lui faire dire ce qu’il ignore. Autant, puisqu’il en est ainsi, se trahir soi-même. Pourtant, «Regarde les hommes tomber», son premier film, à la fois lumineux et impénétrable, très bien reçu d’ailleurs, vient d’une matière romanesque, de même qu’«Un héros très discret» qui suivra adapte un récit de Jean-François Deniau. Plus étrange, Jacques Audiard s’inspire volontiers de films existants pour tricoter son œuvre. «Sur mes lèvres», qu’il écrit avec Tonino Benacquista, lui est suggéré par une vision des fameux «Tueurs de la lune de miel», de Leonard Kastle. Quant à «De battre, mon cœur s’est arrêté», toujours élaboré avec Benacquista, c’est, de très loin, le remake d’un autre film un peu culte, «Fingers», réalisé à la fin des années 1970 par James Toback.

Par ailleurs, chez les Audiard, le cinéma reste une affaire de famille: Jacques est marié avec Marion Vernoux. (A Boire, Love Etc..., Reines d'un jour)

 «Qu’est-ce que ça fait de vivre avec une réalisatrice?» Réponse de l’intéressé: «Ça fait que je l’aime

(Texte: Nouvel Observateur)

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