Quel homme équivoque ce Joseph Joanovici!

Les époques de grands troubles renversent les échelles de valeur, adoubent volontiers les malfaiteurs, métamorphosent le premier venu en héros, poursuivent de la vindicte populaire les honnêtes gens. L’exemple de Joseph Joanivici, ferrailleur milliardaire et illettré, juif et collabo ou résistant, capable des pires compromissions et d'actes généreux durant l’Occupation, à travers la passionnante étude que lui consacre Alphonse Boudard, illustre parfaitement ce constat de bon sens et montre une fois encore combien la période des années sombres reste difficilement déchiffrable.
Au panthéon de l'ignominie, les initiales W.W.J. méritent de figurer en bonne place. Elles signifiaient wirtschaftlich wertvoller Jude dans le langage technocratique du IIIe Reich, autrement dit «juif utile». De tous ces affairistes qui choisirent de collaborer pendant que leurs frères montaient dans des wagons à bestiaux, le plus fameux est Joseph Joanovici, le «chiffonnier milliardaire». C'est son extraordinaire destinée qu'Alphonse Boudard raconte dans ce bouquin non moins extraordinaire - sans doute l'un des meilleurs qu'il ait jamais écrits. Il était le biographe idéal pour cette prodigieuse crapule qu'il croisa juste après la guerre sur les coursives de la Santé.
Ce juif de Bessarabie à la date de naissance inconnue (1895? 1905?), au passeport tantôt roumain, tantôt soviétique, fait fortune à Clichy sans savoir lire ni écrire. Espion russe pour les uns, agent de l'Abwehr pour les autres, M. Joseph est en tout cas un ferrailleur hors pair, un génie des métaux non ferreux: «Rien qu'avec les dents il devinait la composition d'un morceau d'étain.» En 1940, il met sans hésiter ses compétences à la disposition des Allemands, qui oublient en contrepartie son appartenance à la race maudite. Pendant quatre ans, il accumule des montagnes de biftons, qui lui servent à entretenir des relations aussi nombreuses que peu reluisantes. Il possède le don d'embobiner les gens, qu'ils soient vénaux ou fanatiques, et il sait depuis toujours que les incorruptibles ne courent pas les rues. Il a ses entrées partout: dans les bordels de luxe du genre Chabanais ou One Two Two, dans l'immeuble de l'avenue Foch où Pierre Brossolette et Jean Moulin vécurent leurs dernières heures, dans les restaurants du marché noir où «se retrouvaient aussi bien les Allemands et leurs mercenaires gestapistes français que des gens de cinéma qui par la suite se targueront d'avoir réalisé des films subversifs à la barbe de la censure». A coups d'enveloppes et de soupers fins, il s'assure les bonnes grâces des margoulins et des tueurs. Témoin ce dialogue de comédie avec Lafont. «Après tout, Joseph, tu n'es qu'un sale youpin!» lui lance un soir le bourreau en chef de la Carlingue au milieu d'invités en vert-de-gris. Alors Joanovici lève sa coupe de champagne et réplique: «Ça coûte combien pour ne plus l'être, Hauptsturmführer?»
Deux mots reviennent sous la plume de Boudard pour qualifier le milieu dans lequel patauge son triste héros: marigot, cloaque. Effectivement, le pittoresque le dispute à l'abominable dans cette galerie de trognes: les voyous reconvertis dans Nuit et Brouillard avant de se métamorphoser en épurateurs à la Libération, tel l'illustre Pierrot le Fou; les nazis de service; le W.W.J. Mandel Szkolnikoff, dit M. Michel, qui est au textile ce que M. Joseph est aux métaux; sans oublier la phalange plus discrète des BOF et des champions du retournement de veste. Mais les choses ne sont pas aussi simples avec Joanovici. Lors de son procès, en 1949, de nombreux témoins affirmeront qu'il leur a sauvé la vie: des résistants, des juifs, des aviateurs alliés. Et on sait qu'il arma personnellement les policiers parisiens qui déclenchèrent l'insurrection en août 1944. Bien sûr, les faisans de son acabit ont l'habitude de ménager la chèvre et le chou. Bien sûr, un investisseur aussi avisé se doutait que le vent allait tourner et que ces condamnés à mort rachetés à prix d'or à l'occupant lui tiendraient lieu d'assurance-vie. Mais Boudard cite des exemples d'authentique générosité de la part de ce ferrailleur illettré.

La paix revenue, le personnage reste sordide mais devient pathétique. Son procès est mené sans zèle excessif, car il pourrait éclabousser les plus hautes sphères de la IVe République. Il a tout de même le temps de prononcer une phrase historique: «Je n'étais pas vendu aux Allemands puisque c'était moi qui les payais.» Joanovici écope de cinq ans. Relégué ensuite à Mende, il se lance en octobre 1957 dans une cavale qui le conduit à Haïfa via Genève et Casablanca. L'Etat d'Israël, écœuré par le bonhomme, refuse de le faire bénéficier de la loi du retour, qui s'applique à tous les juifs, et le réexpédie dans les prisons françaises. Il mourra ruiné en 1965.

Pour Alphonse Boudard, qui - rappelons-le - rejoignit le maquis, on aurait tort d'écarter M. Joseph d'un haussement d'épaules. En ces années où de Gaulle n'était encore «qu'un gadget radiophonique», il fallait souvent se compromettre pour survivre. Même si le portrait de Joanovici est un miroir déformant, il nous livre le reflet d'une époque.

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