Quel homme équivoque ce Joseph Joanovici! |
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Les époques de grands troubles renversent les échelles de valeur, adoubent volontiers les malfaiteurs, métamorphosent le premier venu en héros, poursuivent de la vindicte populaire les honnêtes gens. L’exemple de Joseph Joanivici, ferrailleur milliardaire et illettré, juif et collabo ou résistant, capable des pires compromissions et d'actes généreux durant l’Occupation, à travers la passionnante étude que lui consacre Alphonse Boudard, illustre parfaitement ce constat de bon sens et montre une fois encore combien la période des années sombres reste difficilement déchiffrable. | ||||||
Au panthéon de l'ignominie, les initiales W.W.J. méritent de figurer en bonne place. Elles signifiaient wirtschaftlich wertvoller Jude dans le langage technocratique du IIIe Reich, autrement dit «juif utile». De tous ces affairistes qui choisirent de collaborer pendant que leurs frères montaient dans des wagons à bestiaux, le plus fameux est Joseph Joanovici, le «chiffonnier milliardaire». C'est son extraordinaire destinée qu'Alphonse Boudard raconte dans ce bouquin non moins extraordinaire - sans doute l'un des meilleurs qu'il ait jamais écrits. Il était le biographe idéal pour cette prodigieuse crapule qu'il croisa juste après la guerre sur les coursives de la Santé. | ||||||
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Deux mots
reviennent sous la plume de Boudard pour qualifier le
milieu dans lequel patauge son triste héros: marigot,
cloaque. Effectivement, le pittoresque le dispute à
l'abominable dans cette galerie de trognes: les voyous
reconvertis dans Nuit et Brouillard avant de se métamorphoser
en épurateurs à la Libération, tel l'illustre Pierrot
le Fou; les nazis de service; le W.W.J. Mandel
Szkolnikoff, dit M. Michel, qui est au textile ce que M.
Joseph est aux métaux; sans oublier la phalange plus
discrète des BOF et des champions du retournement de
veste. Mais les choses ne sont pas aussi simples avec
Joanovici. Lors de son procès, en 1949, de nombreux témoins
affirmeront qu'il leur a sauvé la vie: des résistants,
des juifs, des aviateurs alliés. Et on sait qu'il arma
personnellement les policiers parisiens qui déclenchèrent
l'insurrection en août 1944. Bien sûr, les faisans de
son acabit ont l'habitude de ménager la chèvre et le
chou. Bien sûr, un investisseur aussi avisé se doutait
que le vent allait tourner et que ces condamnés à mort
rachetés à prix d'or à l'occupant lui tiendraient lieu
d'assurance-vie. Mais Boudard cite des exemples
d'authentique générosité de la part de ce ferrailleur
illettré. La paix revenue, le personnage reste sordide mais devient pathétique. Son procès est mené sans zèle excessif, car il pourrait éclabousser les plus hautes sphères de la IVe République. Il a tout de même le temps de prononcer une phrase historique: «Je n'étais pas vendu aux Allemands puisque c'était moi qui les payais.» Joanovici écope de cinq ans. Relégué ensuite à Mende, il se lance en octobre 1957 dans une cavale qui le conduit à Haïfa via Genève et Casablanca. L'Etat d'Israël, écuré par le bonhomme, refuse de le faire bénéficier de la loi du retour, qui s'applique à tous les juifs, et le réexpédie dans les prisons françaises. Il mourra ruiné en 1965. Pour Alphonse Boudard, qui - rappelons-le - rejoignit le maquis, on aurait tort d'écarter M. Joseph d'un haussement d'épaules. En ces années où de Gaulle n'était encore «qu'un gadget radiophonique», il fallait souvent se compromettre pour survivre. Même si le portrait de Joanovici est un miroir déformant, il nous livre le reflet d'une époque. |
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