Parrains et caïds, vieilles recettes et nouveautés 
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Tout change pour que rien ne change. Les grandes figures du milieu adaptent leurs repères à la violence de la société, leurs méthodes à l'évolution financière, et leurs moyens au progrès technologique. Dans « Parrains et caïds » (1), le journaliste Frédéric Ploquin révèle le contenu des fichiers policiers. Retranscription d'écoutes téléphoniques, curriculum vitae criminels, coulisses de la truanderie, l'auteur traque les secrets des cours des Miracles du XXIe siècle, où les mythes sont des Corses, des Marseillais, mais aussi de petits gars de banlieue qui rencontrent les as de la profession lors de leurs vacances sur la Côte d'Azur. La galerie de portraits fait penser à une hydre à cent têtes, qui repoussent quand on les coupe. La police gagne des batailles, mais la guerre ? Christophe Deloire (Le Point, Septembre 2005)

 L'entregent des frères Hornec

 De deux choses l'une : soit la saga des « Manouches de Montreuil » est le plus gros fantasme policier jamais formulé à voix haute, soit le clan regroupé autour des trois frères Hornec occupe une place stratégique dans le paysage, à mi-chemin entre les piliers du milieu arabe et la grande famille des « gens d'en bas », autrement dit des Corses, Marseillais et autres Toulonnais...

 On les appelle par commodité les « Manouches de Montreuil », car c'est dans cette ville de cent mille habitants, accrochée au flanc est de Paris, que la famille a planté ses quartiers, fuyant au début du siècle une Alsace où les Allemands ne voulaient plus de leur communauté. Quelques rues forment une sorte d'îlot où leurs détracteurs savent les trouver lorsqu'ils ne sont pas en cavale. Des rues où la rumeur du Quai des Orfèvres dit qu'il est aventureux de chercher à « planquer ». Et où l'on vous voit venir de si loin que vous ne risquez de surprendre personne [...].

 « Il apparaît dans les milieux judiciaires et dans les milieux de la nuit que les frères Hornec bénéficient soit de complicités, soit de complaisance leur permettant d'avoir accès à des renseignements sur des investigations dont ils font l'objet. » C'est par ces mots au bas d'un rapport qu'un commissaire tente de justifier l'échec de la PJ face aux plus puissants des Manouches. Probablement a-t-il eu vent de cette histoire amusante que l'on raconte au commissariat de Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne).

 Une nuit du printemps 2001, des gardiens de la paix avisent une Audi A6 immatriculée au Luxembourg : non seulement les passagers ont oublié de boucler leur ceinture de sécurité, mais, avec un peu de chance, il se pourrait que la voiture soit volée. Le conducteur présentant des papiers au nom de Jean-Claude Hornec, on l'emmène au poste : l'homme fait l'objet d'une fiche de recherche. L'aîné des frères est en train d'expliquer calmement qu'il se rendait à une soirée « voyance » avec deux amis, lorsque le brigadier reçoit un appel d'un collègue du Quai des Orfèvres. Son interlocuteur met en avant ses relations au commissariat de Saint-Maur et suggère que l'on se montre indulgent avec la personne présentement retenue au poste. »

 Le sourire de Ferrara

 « Les cadres sup du milieu baissent rarement les yeux sur les photos anthropométriques, ces images obligées que grave la police chaque fois qu'elle les tient en main, histoire de réactualiser son album. De face, profil gauche, profil droit, ils se soumettent à l'exercice comme on remplit un document administratif. Sans laisser paraître la moindre émotion, si ce n'est, parfois, un regard noir. Antonio Ferrara est, sur ce plan-là aussi, une exception : il se marre franchement sur toutes les photos, de face comme de profil. Comme à la parade. Ou plutôt comme si le fait de se retrouver là, menotté, faisait partie d'un vaste jeu [...]. Antonio Ferrara est vraiment un cas. Même enfermé dans l'espace le plus sécurisé d'une prison, il peut annoncer fièrement à ses gardiens qu'il finira bien par leur fausser compagnie. Que ce n'est qu'une question de jours, mais qu'il ne croupira pas là. Ce jeune homme n'a pas fait d'études (« Le travail scolaire, c'était un désastre », dit-il un jour), mais on lui prête une intelligence certaine et une mémoire surprenante, doublée d'un sens aigu de l'observation. Ainsi, de retour au siège de la PJ un an après une première arrestation, fait-il remarquer à un policier qu'il s'est fait tailler la barbe, avant d'adresser à une fonctionnaire, dans le couloir, une réflexion sur le surpoids qu'elle a perdu depuis leur précédente rencontre. « Ça vous va bien », glisse-t-il, beau joueur comme d'habitude, aussi sûr de son charme que de la fidélité de ses amis qui l'arracheront bientôt aux griffes de l'« ennemi ». [...] »

 Quand les malfrats se confient

 « Un flic avait un jour autorisé un vieux voyou incarcéré à assister à l'enterrement de sa mère. Le deal passé avec la justice disait que le fonctionnaire ne devait jamais lâcher sa proie. Dans le cimetière, compatissant, il lui avait cependant retiré les menottes. Loin d'en profiter pour s'enfuir parmi les tombes, le voyou, au sortir de la cérémonie, avait réintégré la prison sans sourciller. Avant de quitter son accompagnateur, il lui avait cependant fait comprendre qu'il pourrait désormais lui demander ce qu'il voulait. Autrement dit, qu'il lui serait redevable de son attitude durant tout le reste de sa carrière.

 C'est ce que l'on appelle nouer une relation utile avec le « gibier ». La condition de l'efficacité policière, tant il est difficile de pister celui dont on ne connaît rien, ce serait comme jouer au Scrabble sans connaître l'orthographe. Le temps de la garde à vue est évidemment propice au contact : le bandit est là, à portée de main, loin de son territoire. Il n'a aucune échappatoire, à part le silence dont abusent en général les clients de l'Office du banditisme, par excellence peu loquaces. Alors les policiers biaisent. Ils parlent football avec le Bastiais Dominique Battini, dont ils savent bien qu'il a joué comme avant-centre. Ils glissent un mot de sa vie privée à l'oreille de Mohamed Amimer, pilier de la Seine-Saint-Denis, qui cherche à savoir ce que ses poursuivants savent vraiment de lui et de ses fréquentations. Ils refusent aimablement les pizzas que José Menconi se propose de leur offrir avec son propre argent, mais en profitent pour détendre l'atmosphère [...].

 Ces échanges permettent aux uns et aux autres de se jauger et de mieux se connaître. C'est, un jour, l'un des frères Hornec qui, à la faveur d'une pause, explique au policier qui l'interroge : « Tu vois, si j'ai une ampoule qui pète à la maison, je ne vais pas aller en acheter une, comme toi. Je vais aller démonter celle qui est dans ton couloir. Et tant que tu ne m'auras pas pris la main dessus, je te dirai que ce n'est pas moi. » Confidence instructive, observe le fonctionnaire, soucieux comme le chasseur de mieux connaître ceux qu'il traque. « Ce jour-là, dit-il, j'ai compris que j'avais face à moi un pur joueur, un homme dont le but ultime était de ne jamais dépenser un sou sans plaisir. »

 Quelques mois plus tard, ce même fonctionnaire, en planque derrière un autre membre du clan manouche, a l'occasion de voir cette logique à l'oeuvre. Sous ses yeux, l'homme fait des courses. Il projette une voiture volée contre la vitrine d'une quincaillerie et s'empare d'un sèche-serviettes et d'une lunette pour WC. Simplement parce qu'il en avait besoin.

 Rien ne remplace ces confidences et ces scènes volées. Une autre fois, c'est un membre de la fameuse Dream Team, l'équipe de tous les braquages, qui se confie. « C'est trop beau ! », dit-il en évoquant cette montée d'adrénaline qui le fait tressaillir au moment du passage à l'acte. Le must, selon lui : « taper » un fourgon blindé alors que l'on sent les flics en planque pas très loin. Si l'on s'est donné la peine de sniffer un peu de cocaïne, le fun est au rendez-vous...

 1. « Parrains et caïds, la France du grand banditisme dans l'oeil de la PJ », de Frédéric Ploquin (Fayard, 526 pages).

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